samedi 25 octobre 2008

Histoire de chasse

Puisque c'est l'automne, que les feuilles tombent et que c'est le temps de la chasse, voici une histoire de chasse que me racontait ma grand-mère. Une petite légende que je n'ai jamais entendu ailleurs.
Comment les pères conjurèrent le caribou


Autrefois, il y avait du caribou dans l’actuel parc des Laurentides, au nord de Québec. On n’en trouve plus guère aujourd’hui aussi loin au sud. Mon grand-oncle Jean-Baptiste, qui vivait dans la région de Stoneham et a été le plus vieux citoyen de la province de Québec à prendre son permis de chasse - à l’âge de 92 ans !- , se souvenait encore, dans les années 1960, avoir chassé le caribou près de chez lui.
Sa sœur, Rose Délima, était ma grand-mère, et mon père, grand chasseur devant l’éternel, se rendait parfois dans la région de Stoneham pour chasser l’orignal. C’est là que mon grand-oncle nous racontait ses histoires d’autrefois, en compagnie de ses deux sœurs, ma grand-mère et ma tante Manda. Ce sont ses sœurs qui m’ont raconté comment il se fait qu’il n’y a plus de caribou dans le parc.
Parce que lorsque ma tante Manda et ma grand-mère se rencontraient, on en était quitte pour une soirée à les entendre « se conter leurs peurs » comme disait mon père. Les « peurs » en question comprenaient des histoires de loups-garous, de feux follets, celle du diable beau danseur et bien d’autres que j’ai entendues et lues en plusieurs versions et qui font partie du folklore québécois.
Celle de la disparition du caribou des Laurentides, par contre, je ne l’ai jamais entendue ailleurs que de la bouche de ma grand-mère.
Ce qu’elle me racontait remontait avant son mariage, avant la Première guerre mondiale. Je la revois encore, assise dans la massive chaise berçante qui avait appartenue à son défunt Napoléon, mon grand-père. Moi, j’avais environ six ou sept ans et je m’asseyais sur un pouf, fasciné, pour écouter religieusement « mémère » me raconter ses histoires.

Saint-Adolphe-de-Stoneham, dans ce temps-là, n’avait rien de la station de ski qu’on connaît aujourd’hui. C’était un village perdu, sans même une charte municipale, où une dizaine de familles vivaient le long d’un chemin qui montait à pic comme dans la face d’un singe, vers le sommet d’une montagne couverte de forêts. Les terres appartenaient presque toutes au Séminaire de Québec et les habitants devaient encore payer des rentes aux « pères du Séminaire ».
Comme l’agriculture ne donnait qu’un rendement minable sur ces terres de roches, la chasse était une nécessité pour varier l’ordinaire. Outre les ours et orignaux qu’on trouve encore en abondance dans cette région, il y avait à l’époque une population importante de caribous des bois.
C’était avec l’idée de se procurer un peu de viande fraîche pour la famille que le cousin Baptiste est parti un beau jour d’hiver, raquettes aux pieds, avec son fusil à un coup, pour chasser dans l’immense forêt qui environnait le village. Baptiste était bon chasseur mais orgueilleux : il ne chassait que le gros gibier. Comme pour beaucoup d’habitants du coin, lièvres et perdrix n’étaient pas dignes d’un coup de fusil. Le petit gibier était tout juste bon pour les enfants qui posaient des collets. Un homme chassait le caribou. Et, dans le village, c’était toujours la compétition à qui ramènerait le plus beau spécimen avec le plus beau panache. On en oubliait parfois que le troupeau était surtout une réserve de viande. Or Baptiste avait aperçu un splendide caribou mâle, avec un splendide panache, et disait à qui voulait l’entendre que celui-là était pour lui.

Baptiste a dû marcher longtemps et la journée commençait à être bien avancée quand il a vu son premier gibier digne de ce nom. C’était le « buck » qu’il avait déjà aperçu. Baptiste était content : au moins 200 livres de viande et un trophée à faire pâlir tous les envieux du village.
Le cousin a chargé son fusil : d’abord la poudre, puis la bourre, puis la balle, puis on enfonce le tout avec sa baguette, puis on dispose l’amorce. Enfin prêt à épauler, il s’est aperçu que l’animal s’était éloigné et s’était immobilisé sous un grand sapin. Baptiste s’est approché prudemment, son fusil prêt à tirer.
L’animal s’est sauvé à nouveau et a disparu derrière un bosquet. Avec précaution, Baptiste en a fait le tour, sauf que, lorsqu’il a été en position de voir l’animal, celui-ci s’éloignait déjà en galopant. Le vieux fusil à baguette de Baptiste ne portait pas loin et il ne voulait pas risquer d’effrayer l’animal, ou de le blesser, et ainsi de le perdre pour de bon.
Baptiste a continu à poursuivre le caribou jusqu’à temps que le soleil soit couché.
Et là, Baptiste a réalisé que le caribou avait disparu et qu’il faisait noir.
Si il ne retournait pas sur ses pas avant que la poudrerie ait effacé ses traces, il était perdu.
Baptiste s’est donc mis à suivre ses propres traces mais elles disparaissaient déjà enfouies sous la neige poudreuse.
Après avoir tourné en rond en vain, incapable de retrouver son chemin, épuisé et transi, Baptiste s’est assis sous un arbre.
C’est sous cet arbre que des gens du village l’ont trouvé, plusieurs jours plus tard, mort gelé.
Il était à moins de cent pieds de chez lui.

Toutes les familles de Stoneham ont été horrifiées et, le prêtre venu officier pour les funérailles a vite su que Baptiste était mort en poursuivant un caribou, un splendide mâle que plusieurs chasseurs avaient vu mais que personne n’avait réussi à tuer.
Il en a aussitôt prévenu les Pères du Séminaires.

Ceux-ci on conclu que l’orgueil avait perdu Baptiste mais que c’était la faute du caribou. Seul le diable pouvait avoir envoyé cet animal pour tenter les pauvres habitants. Il fallait prendre des mesures et seule le Bon Dieu pouvait combattre le diable.

Ma grand-mère dit qu’il y a eu une grande cérémonie avec encens, cloches et goupillon, chants grégoriens, orgues et prières en latin, durant laquelle les Pères ont « conjuré » le caribou. Elle levait le ton (et le doigt) en prononçant le mot « conjurer » Je n’ai jamais su au juste ce que voulait dire « conjurer le caribou » mais, à six ans, assis sur un pouf avec ma grand-mère qui levait le doigt (et le ton) en me surplombant, c’était très impressionnant.
L’automne suivant, quand les chasseurs son partis dans les bois, ils ont vu des orignaux mais plus trace de caribou.

Selon Rose Délima , c’est depuis ce temps-là qu’il n’y a plus de caribou dans le parc des Laurentides. Cet animal a été « conjuré ».